EXEMPLE DE MAUVAIS RAISONNEMENS (VII)

Publié le par Joseph Jacotot

On me dit que lorsqu’un explicateur en cite un autre, le citateur n’a pas l’intention d’appuyer son autorité réelle d’une autorité postiche. Le citateur sait bien que le cité est un pauvre hère, en comparaison de lui, d’après le principe de l’inégalité ; mais le citateur a pour but de faire voir qu’il n’y a pas d’homme, si sot qu’il soit, qui ne réprouve l’émancipation intellectuelle, et que ce concert d’imbéciles prouve, non pas que le citateur a de l’esprit (ce qui est évident), mais que le soi-disant émancipateur est une bête, ce qu’il fallait démontrer. Je ne répondrai pas qu’un nombre infini d’imbéciles ne pèse pas tant que le citateur spirituel tout seul dans la balance de la raison. Je ne dirai pas que Cicéron n’invoque pas le consentement unanime des sauvages, des barbares, des pauvres, des riches, de la canaille, des messieurs et des dames de toute la terre, pour prouver l’existence de Dieu en disant : Le peuple français le reconnaît. Cicéron et Robespierre ont bien de la bonté : il est heureux qu’ils aient découvert cette preuve. Le genre humain, le genre français, un genre quelconque n’a jamais rien dit et ne dira jamais rien, ni sur cette question, ni sur tout autre. L’ordre est renversé dans cette manière de raisonner ; c’est la mode des explicateurs qui partent, comme ils disent, d’un principe, c’est-à-dire d’un genre, d’une espèce. On dirait qu’ils veulent nous faire peur avec leur principe, nous imposer avec leur genre ; ils nous menacent d’une espèce qui a tel ou tel avis ; ils ne voient pas que chaque homme a la faculté de voir le soleil, ou la mouche ; d’entendre le rossignol et le tigre ; que chaque homme a la faculté de s’en souvenir et d’y penser ; que chaque homme a la faculté de dire : Ce n’est pas moi qui fait chanter le rossignol, ni rugir ce tigre qui fait frémir mes entrailles : donc il y a un créateur de tout cela et de moi aussi. L’autre homme, en tout semblable au premier, dira la même chose et ils diront ensemble : Partout où il y aura des êtres comme nous, faits comme nous, intelligens comme nous, ces êtres-là diront comme nous qu’il y a un Dieu. Je n’ai pas besoin de l’avis des autres être pour penser ; ils n’ont pas besoin de mon avis pour croire en Dieu. Je crois qu’ils sont faits comme moi et que par conséquence le genre voit le lever du soleil. Je ne dois pas admirer la mouche parce que le genre l’admire, mais il est impossible que le genre, c’est-à-dire que plusieurs moi ne voient pas Dieu partout, puisque je le vois quand je regarde, pourvu que nos intelligences soient égales. Je ne répondrais pas tout cela. L’explicateur serait dans sa sphère métaphysique de genre, d’espèces, d’intelligence inégales ; je pourrais me perdre avec lui dans les nuages. Je ne répondrais toujours : Voulez-vous venir voir le petit à qui on n’a rien expliqué ? Qu’importe en effet que le genre des explicateurs soit d’accord, s’ils déraisonnent ; qu’importe l’accord de ce genre, s’il a raison ; il reste toujours à vérifier s’il a raison, qu’il soit d’accord ou non. C’est un fait qu’il faut regarder, qu’il faut apprendre : un fait ne juge rien, il se montre et voilà tout. Le petit que je vais vous montrer écrira, mais c’est vous qui prononcerez l’arrêt. Il n’y a que vous qui puissiez le prononcer pour vous. Mais vous ne pouvez pas le prononcer pour un autre. Les genres, les espèces, les commissions qui jugent, c’est de la vieille méthode. Quand une commission prononce un jugement, il faut, avant tout, connaître le lieu où siège ce tribunal littéraire : il y a une question nécessaire et préalable que voici ; Quelle est la longitude et la latitude du siège ? Je vous dirai quels lieux cet astre éclairera de ses rayons, quand j’en connaîtrai la déclinaison et l’ascension droite. Au-delà de cet horison, c’est la nuit. On doit obéir à la voix de cette commission partout où elle parle au nom de l’autorité ; tout est jugé pour l’homme social. S’il consulte sa raison pour marcher à contre-sens, c’est un mauvais citoyen, car la société ne les protège qu’à condition qu’il obéira, même contre son avis. L’enseignement universel une fois établie sur un point du globe, on entendrait tout-à-coup toutes les commissions de l’endroit crier aux écoles explicatrices : Halte ! par le flanc droit ; à droite, en avant, pas accéléré, marche ! et tous les explicateurs seraient obligés, par devoir, d’aller en avant, quand même ils croiraient toujours qu’il faut marcher en arrière. Mais la raison aurait le droit de dire tout bas : Ces évolutions ne prouvent rien, voyons les petits émancipés et ne citons pas la commission.
On me dit que les savans ont une telle envie de rire quand ils parlent de l’enseignement universel, que l’un d’entre eux attendant avec impatience un des volumes, s’est jeté dessus, chez le relieur, pour le dévorer en feuilles ; et qu’un autre, honteux de cet appétit désordonné du savant camarade, avait essayé d’en empocher quelques pages pour les ronger d’avance à son aise, dans l’antre de la science, où ses lionceaux appelaient la proie par leurs rugissemens. Je ne répondrai point que cet empressement fait honneur tout à la fois à l’écrivain et à ses lecteurs affamés ; cela fait honneur à l’écrivain dont le dernier soupir est recueilli, avec tant de respect, par des hommes lettrés, par des mandarins intègres dont les qualités naturelles contribuent au bonheur de la société qu’ils régentent. Ces citoyens d’une savante corporation sont avantageusement connus du public qui paye leurs doctes paroles et qui doit les apprécier, s’il en compare la valeur, à la valeur des écus qu’il faut mettre dans la balance. Mais si l’écrivain doit être fier de prendre ainsi, dans son panneau, ces oiseaux de la littérature dont le gazouillement fait retentir les airs de son éloge ; il est encore plus admirable d’entendre les chansons de cette volée d’étourneaux célébrant ainsi l’oiseleur qui veut les déplumer sans miséricorde ; car enfin, s’il était le maître, il leur couperait les ailes à tous, et la bande ne pourrait plus voltiger. Il faut avoir un grand empire sur soi-même pour se conduire avec une délicatesse si recherchée en pareil cas. Je ne répondrais point tout cela, mais je dirais : Vérifions si la bande écrit aussi bien que le petit.
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