Télémaque - Fénelon - Livre Treizième, 2ème partie

Publié le par Joseph Jacotot


Pendant que Télémaque parlait ainsi. Hippias se relevait couvert de poussière et de sang, plein de honte et de rage. Phalante n'osait ôter la vie à celui qui venait de la donner si généreusement à son frère; il était en suspens et hors de lui-même. Tous les rois alliés accourent: ils mènent d'un côté Télémaque, de l'autre Phalante et Hippias, qui, ayant perdu sa fierté, n'osait lever les yeux. Toute l'armée ne pouvait assez s'étonner que Télémaque, dans un âge si tendre, où les hommes n'ont point encore toute leur force, eût pu renverser Hippias, semblable en force et en grandeur à ces géants, enfants de la Terre, qui osèrent autrefois chasser de l'Olympe les immortels.


Mais le fils d'Ulysse était bien éloigné de jouir du plaisir de cette victoire. Pendant qu'on ne pouvait se lasser de l'admirer, il se retira dans sa tente, honteux de sa faute et ne pouvant plus se supporter lui-même. Il gémissait de sa promptitude: il reconnaissait combien il était injuste et déraisonnable dans ses emportements; il trouvait je ne sais quoi de vain, de faible et de bas dans cette hauteur démesurée et injuste. Il reconnaissait que la véritable grandeur n'est que dans la modération, la justice, la modestie et l'humanité: il le voyait; mais il n'osait espérer de se corriger après tant de rechutes; il était aux prises avec lui-même, et on l'entendait rugir comme un lion furieux.

Il demeura deux jours renfermé seul dans sa tente, ne pouvant se résoudre à rentrer dans aucune société et se punissant soi-même.

- Hélas! - disait-il - oserai-je revoir Mentor? Suis-je le fils d'Ulysse, le plus sage et le plus patient des hommes? Suis-je venu porter la division et le désordre dans l'armée des alliés? Est-ce leur sang ou celui des Dauniens, leurs ennemis, que je dois répandre? J'ai été téméraire; je n'ai pas même su lancer mon dard; je me suis exposé dans un combat avec Hippias à forces inégales; je n'en devais attendre que la mort, avec la honte d'être vaincu. Mais qu'importe? je ne serais plus, non, je ne serais plus ce téméraire Télémaque, ce jeune insensé, qui ne profite d'aucun conseil: ma honte finirait avec ma vie. Hélas! si je pouvais au moins espérer de ne plus faire ce que je suis désolé d'avoir fait! Trop heureux, trop heureux! Mais peut-être qu'avant la fin du jour je ferai et voudrai faire encore les mêmes fautes, dont j'ai maintenant tant de honte et d'horreur. Ô funeste victoire! Ô louanges que je ne puis souffrir, et qui sont de cruels reproches de ma folie!

Pendant qu'il était seul inconsolable, Nestor et Philoctète le vinrent trouver. Nestor voulut lui remontrer le tort qu'il avait; mais ce sage vieillard, reconnaissant bientôt la désolation du jeune homme, changea ses graves remontrances en des paroles de tendresse, pour adoucir son désespoir.

Les princes alliés étaient arrêtés par cette querelle, et ils ne pouvaient marcher vers les ennemis qu'après avoir réconcilié Télémaque avec Phalante et Hippias. On craignait à toute heure que les troupes des Tarentins n'attaquassent les cent jeunes Crétois qui avaient suivi Télémaque dans cette guerre: tout était dans le trouble pour la faute du seul Télémaque, et Télémaque, qui voyait tant de maux présents et de périls pour l'avenir, dont il était l'auteur, s'abandonnait à une douleur amère. Tous les princes étaient dans un extrême embarras; ils n'osaient faire marcher l'armée, de peur que, dans la marche, les Crétois de Télémaque et les Tarentins de Phalante ne combattissent les uns contre les autres. On avait bien de la peine à les retenir au-dedans du camp, où ils étaient gardés de près. Nestor et Philoctète allaient et venaient sans cesse de la tente de Télémaque à celle de l'implacable Phalante, qui ne respirait que la vengeance. La douce éloquence de Nestor et l'autorité du grand Philoctète ne pouvaient modérer ce coeur farouche, qui était encore sans cesse irrité par les discours pleins de rage de son frère Hippias. Télémaque était bien plus doux; mais il était abattu par une douleur que rien ne pouvait consoler.

Pendant que les princes étaient dans cette agitation, toutes les troupes étaient consternées; tout le camp paraissait comme une maison désolée qui vient de perdre un père de famille, l'appui de tous ses proches et la douce espérance de ses petits enfants. Dans ce désordre et cette consternation de l'armée, on entend tout à coup un bruit effroyable de chariots, d'armes, de hennissements de chevaux, de cris d'hommes, les uns vainqueurs et animés au carnage, les autres ou fuyants, ou mourants, ou blessés. Un tourbillon de poussière forme un épais nuage qui couvre le ciel et qui enveloppe tout le camp. Bientôt à la poussière se joint une fumée épaisse qui troublait l'air et qui ôtait la respiration. On entendait un bruit sourd, semblable à celui des tourbillons de flamme que le mont Etna vomit du fond de ses entrailles embrasées, lorsque Vulcain, avec ses Cyclopes, y forge des foudres pour le père des dieux. L'épouvante saisit les coeurs.

Adraste, vigilant et infatigable, avait surpris les alliés; il leur avait caché sa marche, et il était instruit de la leur. Pendant deux nuits, il avait fait une incroyable diligence pour faire le tour d'une montagne presque inaccessible, dont les alliés avaient saisi tous les passages. Tenant les défilés, ils se croyaient en pleine sûreté et prétendaient même pouvoir, par ces passages qu'ils occupaient, tomber sur l'ennemi derrière la montagne, quand quelques troupes qu'ils attendaient leur seraient venues. Adraste, qui répandait l'argent à pleines mains pour savoir le secret de ses ennemis, avait appris leur résolution; car Nestor et Philoctète, ces deux capitaines d'ailleurs si sages et si expérimentés, n'étaient pas assez secrets dans leurs entreprises. Nestor, dans ce déclin de l'âge, se plaisait trop à raconter ce qui pouvait lui attirer quelque louange; Philoctète naturellement parlait moins; mais il était prompt, et, si peu qu'on excitât sa vivacité, on lui faisait dire ce qu'il avait résolu de taire. Les gens artificieux avaient trouvé la clef de son coeur, pour en tirer les plus importants secrets. On n'avait qu'à l'irriter: alors, fougueux et hors de lui-même, il éclatait par des menaces; il se vantait d'avoir des moyens sûrs de parvenir à ce qu'il voulait. Si peu qu'on parût douter de ces moyens, il se hâtait de les expliquer inconsidérément, et le secret le plus intime échappait du fond de son coeur. Semblable à un vase précieux, mais fêlé, d'où s'écoulent toutes les liqueurs les plus délicieuses, le coeur de ce grand capitaine ne pouvait rien garder. Les traîtres, corrompus par l'argent d'Adraste, ne manquaient pas de se jouer de la faiblesse de ces deux rois. Ils flattaient sans cesse Nestor par de vaines louanges; ils lui rappelaient ses victoires passées, admiraient sa prévoyance, ne se lassaient jamais d'applaudir. D'un autre côté, ils tendaient des pièges continuels à l'humeur impatiente de Philoctète; ils ne lui parlaient que de difficultés, de contre-temps, de dangers, d'inconvénients, de fautes irrémédiables. Aussitôt que ce naturel prompt était enflammé, la sagesse l'abandonnait et il n'était plus le même homme.



Télémaque, malgré les défauts que nous avons vus, était bien plus prudent pour garder un secret: il y était accoutumé par ses malheurs et par la nécessité où il avait été dès son enfance de se cacher aux amants de Pénélope. Il savait taire un secret sans dire aucun mensonge. Il n'avait point même un certain air réservé et mystérieux qu'ont d'ordinaire les gens secrets; il ne paraissait point chargé du poids du secret qu'il devait garder; on le trouvait toujours libre, naturel, ouvert, comme un homme qui a son coeur sur les lèvres. Mais, en disant tout ce qu'on pouvait dire sans conséquence, il savait s'arrêter précisément et sans affectation aux choses qui pouvaient donner quelque soupçon et entamer son secret: par là son coeur était impénétrable et inaccessible. Ses meilleurs amis même ne savaient que ce qu'il croyait utile de leur découvrir pour en tirer de sages conseils, et il n'y avait que le seul Mentor pour lequel il n'avait aucune réserve. Il se confiait à d'autres amis mais à divers degrés, et à proportion de ce qu'il avait éprouvé leur amitié et leur sagesse.


Télémaque avait souvent remarqué que les résolutions du conseil se répandaient un peu trop dans le camp; il en avait averti Nestor et Philoctète. Mais ces deux hommes si expérimentés ne firent pas assez d'attention à un avis si salutaire: la vieillesse n'a plus rien de souple, la longue habitude la tient comme enchaînée; elle n'a presque plus de ressource contre ses défauts. Semblables aux arbres dont le tronc rude et noueux s'est durci par le nombre des années et ne peut plus se redresser, les hommes, à un certain âge, ne peuvent presque plus se plier eux-mêmes contre certaines habitudes qui ont vieilli avec eux et qui sont entrées jusque dans la moelle de leurs os. Souvent ils les connaissent, mais trop tard; ils en gémissent en vain, et la tendre jeunesse est le seul âge où l'homme peut encore tout sur lui-même pour se corriger.






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