Télémaque - Fénelon - Livre Quinzième - 3ème partie

Publié le par Joseph Jacotot




Cependant les chefs de l'armée s'assemblèrent pour délibérer s'il fallait s'emparer de Venuse. C'était une ville forte, qu'Adraste avait autrefois usurpée sur ses voisins, les Apuliens-Peucètes. Ceux-ci étaient entrés contre lui dans la ligue, pour demander justice sur cette invasion. Adraste, pour les apaiser, avait mis cette ville en dépôt entre les mains des Lucaniens: mais il avait corrompu par argent et la garnison lucanienne et celui qui la commandait, de façon que la nation des Lucaniens avait moins d'autorité effective que lui dans Venuse; et les Apuliens, qui avaient consenti que la garnison lucanienne gardât Venuse, avaient été trompés dans cette négociation.


Un citoyen de Venuse, nommé Démophante, avait offert secrètement aux alliés de leur livrer, la nuit, une des portes de la ville. Cet avantage était d'autant plus grand qu'Adraste avait mis toutes ses provisions de guerre et de bouche dans un château voisin de Venuse, qui ne pouvait se défendre si Venuse était prise. Philoctète et Nestor avaient déjà opiné qu'il fallait profiter d'une si heureuse occasion. Tous les chefs, entraînés par leur autorité et éblouis par l'utilité d'une si facile entreprise, applaudissaient à ce sentiment; mais Télémaque, à son retour, fit les derniers efforts pour les en détourner.

"Je n'ignore pas - leur dit-il - que si jamais un homme a mérité d'être surpris et trompé, c'est Adraste, lui qui a si souvent trompé tout le monde. Je vois bien qu'en surprenant Venuse, vous ne feriez que vous mettre en possession d'une ville qui vous appartient, puisqu'elle est aux Apuliens, qui sont un des peuples de votre ligue.

J'avoue que vous le pourriez faire avec d'autant plus d'apparence de raison, qu'Adraste, qui a mis cette ville en dépôt, a corrompu le commandant et la garnison, pour y entrer quand il le jugera à propos.

Enfin je comprends comme vous que, si vous preniez Venuse, vous seriez maîtres, dès le lendemain, du château, où sont tous les préparatifs de guerre qu'Adraste y a assemblés, et qu'ainsi vous finiriez en deux jours cette guerre si formidable.

Mais ne vaut-il pas mieux périr que de vaincre par de tels moyens? Faut-il repousser la fraude par la fraude? Sera-t-il dit que tant de rois, ligués pour punir l'impie Adraste de ses tromperies, seront trompeurs comme lui? S'il nous est permis de faire comme Adraste, il n'est point coupable, et nous avons tort de vouloir le punir. Quoi! l'Hespérie entière, soutenue de tant de colonies grecques et de héros revenus du siège de Troie, n'a-t-elle point d'autres armes contre la perfidie et les parjures d'Adraste que la perfidie et le parjure? Vous avez juré par les choses les plus sacrées que vous laisseriez Venuse en dépôt dans les mains des Lucaniens. La garnison lucanienne, dites-vous, est corrompue par l'argent d'Adraste. Je le crois comme vous: mais cette garnison est toujours à la solde des Lucaniens; elle n'a point refusé de leur obéir; elle a gardé, du moins en apparence, la neutralité. Adraste ni les siens ne sont jamais entrés dans Venuse: le traité subsiste; votre serment n'est point oublié des dieux. Ne gardera-t-on les paroles données que quand on manquera de prétextes plausibles pour les violer? Ne sera-t-on fidèle et religieux pour les serments que quand on n'aura rien à gagner en violant sa foi?

Si l'amour de la vertu et la crainte des dieux ne vous touchent plus, au moins soyez touchés de votre réputation et de votre intérêt. Si vous montrez au monde cet exemple pernicieux de manquer de parole et de violer votre serment pour terminer une guerre, quelles guerres n'exciterez-vous point par cette conduite impie! Quel voisin ne sera pas contraint de craindre tout de vous et de vous détester? Qui pourra désormais dans les nécessités les plus pressantes, se fier à vous? Quelle sûreté pourrez-vous donner quand vous voudrez être sincères et qu'il vous importera de persuader à vos voisins votre sincérité? Sera-ce un traité solennel! vous en aurez foulé un aux pieds. Sera-ce un serment? hé! ne saura-t-on pas que vous comptez les dieux pour rien quand vous espérez tirer du parjure quelque avantage? La paix n'aura donc pas plus de sûreté que la guerre à votre égard. Tout ce qui viendra de vous sera reçu comme une guerre ou feinte, ou déclarée: vous serez les ennemis perpétuels de tous ceux qui auront le malheur d'être vos voisins; toutes les affaires qui demandent de la réputation de probité et de la confiance vous deviendront impossibles; vous n'aurez plus de ressources pour faire croire ce que vous promettrez.

Voici - ajouta Télémaque - un intérêt encore plus pressant qui doit vous frapper, s'il vous reste quelque sentiment de probité et quelque prévoyance sur vos intérêts: c'est qu'une conduite si trompeuse attaque par le dedans toute votre ligue et va la ruiner, votre parjure va faire triompher Adraste."

A ces paroles, toute l'assemblée émue lui demandait comment il osait dire qu'une action qui donnerait une victoire certaine à la ligue pouvait la ruiner.

"Comment - leur répondit-il - pourrez-vous vous confier les uns aux autres, si une fois vous rompez l'unique lien de la société et de la confiance, qui est la bonne foi? Après que vous aurez posé pour maxime qu'on peut violer les règles de la probité et de la fidélité pour un grand intérêt, qui d'entre vous pourra se fier à un autre, quand cet autre pourra trouver un grand avantage à lui manquer de parole et à le tromper? Où en serez-vous? Quel est celui d'entre vous qui ne voudra point prévenir les artifices de son voisin par les siennes? Que devient une ligue de tant de peuples, lorsqu'ils sont convenus entre eux, par une délibération commune, qu'il est permis de surprendre son voisin et de violer la foi donnée? Quelle sera votre défiance mutuelle, votre division, votre ardeur à vous détruire les uns les autres? Adraste n'aura plus besoin de vous attaquer: vous vous déchirerez assez vous-mêmes; vous justifierez ses perfidies.

Ô rois sages et magnanimes, ô vous qui commandez avec tant d'expérience sur des peuples innombrables, ne dédaignez pas d'écouter les conseils d'un jeune homme. Si vous tombiez dans les plus affreuses extrémités où la guerre précipite quelquefois les hommes, il faudrait vous relever par votre vigilance et par les efforts de votre vertu; car le vrai courage ne se laisse jamais abattre. Mais si vous aviez une fois rompu la barrière de l'honneur et de la bonne foi, cette perte est irréparable: vous ne pourriez plus rétablir ni la confiance nécessaire aux succès de toutes les affaires importantes, ni ramener les hommes aux principes de la vertu, après que vous leur auriez appris à les mépriser. Que craignez-vous? N'avez-vous pas assez de courage pour vaincre sans tromper? Votre vertu, jointe aux forces de tant de peuples, ne vous suffit-elle pas? Combattons, mourons, s'il le faut, plutôt que de vaincre si indignement. Adraste, l'impie Adraste est dans nos mains, pourvu que nous ayons horreur d'imiter sa lâcheté et sa mauvaise foi."

Lorsque Télémaque acheva ce discours, il sentit que la douce persuasion avait coulé de ses lèvres et avait passé jusqu'au fond des coeurs. Il remarqua un profond silence dans l'assemblée; chacun pensait, non à lui ni aux grâces de ses paroles, mais à la force de la vérité qui se faisait sentir dans la suite de son raisonnement: l'étonnement était peint sur les visages. Enfin on entendit un murmure sourd, qui se répandait peu à peu dans l'assemblée: les uns regardaient les autres et n'osaient parler les premiers; on attendait que les chefs de l'armée se déclarassent, et chacun avait de la peine à retenir ses sentiments. Enfin, le grave Nestor prononça ces paroles:

- Digne fils d'Ulysse, les dieux vous ont fait parler, et Minerve, qui a tant de fois inspiré votre père, a mis dans votre coeur le conseil sage et généreux que vous avez donné. Je ne regarde point votre jeunesse; je ne considère que Minerve dans tout ce que vous venez de dire. Vous avez parlé pour la vertu; sans elle les plus grands avantages sont de vraies pertes; sans elle on s'attire bientôt la vengeance de ses ennemis, la défiance de ses alliés, l'horreur de tous les gens de bien et la juste colère des dieux. Laissons donc Venuse entre les mains des Lucaniens et ne songeons plus qu'à vaincre Adraste par notre courage.

Il dit, et toute l'assemblée applaudit à ces sages paroles; mais, en applaudissant, chacun étonné tournoit les yeux vers le fils d'Ulysse, et on croyoit voir reluire en lui la sagesse de Minerve, qui l'inspiroit.

Il s'éleva bientôt une autre question dans le conseil des rois, où il n'acquit pas moins de gloire. Adraste, toujours cruel et perfide, envoya dans le camp un transfuge nommé Acanthe, qui devoit emposonner les plus illustres chefes de l'armée: surtout il avoit ordre de ne rien épargner pour faire mourir le jeune Télémaque, qui étoit déjà la terreur des Daniens. Télémaque, qui avoit trop de courage et de candeur pour être enclin à la défiance, reçut sans peine avec amitié ce malheureux, qui avoit vu Ulysse en Sicile et qui lui racontoit les aventures de ce héros. Il le nourrissoit et tâchoit de le consoler dans son malheur; car Acanthe se plaignoit d'avoir été trompé et traité indignement par Adraste. Mais c'étoit nourrir et réchauffer dans son sein une vipère venimeuse toute prête à faire une blessure mortelle.

On surprit un autre transfuge, nommé Arion, qu'Acanthe envoyoit vers Adraste pour lui apprendre l'état du camp des alliés et pour lui assurer qu'il empoisonnerait, le lendemain, les principaux rois avec Télémaque, dans un festin que celui- ci leur devoit donner. Arion pris avoua sa trahison. On soupçonna qu'il étoit d'intelligence avec Acanthe, parce qu'ils étoient bons amis; mais Acanthe, profondément dissimulé et intrépide, se défendoit avec tant d'art qu'on ne pouvoit le convaincre, ni découvrir le fond de la conjuration.

Plusieurs rois furent d'avis qu'il falloit, dans le doute, sacrifier Acanthe à la sûreté publique.

- Il faut - disoient-ils - le faire mourir: la vie d'un seul homme n'est rien, quand il s'agit d'assurer celles de tant de rois. Qu'importe qu'un innocent périsse, quand il s'agit de conserver ceux qui représentent les dieux au milieu des hommes?
- Quelle maxime inhumaine! Quelle politique barbare! -répondit Télémaque-. Quoi! vous êtes si prodigues du sang humain, ô vous qui êtes établis les pasteurs des hommes, et qui ne commandez sur eux que pour les conserver, comme un pasteur conserve son troupeau! Vous êtes donc les loups cruels, et non pas les pasteurs; du moins vous n'êtes pasteurs que pour tondre et pour écorcher le troupeau, au lieu de le conduire dans les pâturages. Selon vous, on est coupable dès qu'on est accusé: un soupçon mérite la mort; les innocents sont à la merci des envieux et des calomniateurs; à mesure que la défiance tyrannique croîtra dans vos coeurs, il faudra aussi vous égorger plus de victimes.

Télémaque disoit ces paroles avec une autorité et une véhémence qui entraînoit les coeurs, et qui couvroit de honte les auteurs d'un si lâche conseil. Ensuite, se radoucissant, il leur dit:
- Pour moi, je n'aime pas assez la vie pour vouloir vivre à ce prix: j'aime mieux qu'Acanthe soit méchant que si je l'étois, et qu'il m'arrache la vie par une trahison, que si je le faisois moi-même périr injustement dans le doute. Mais écoutez, ô vous qui, étant établis rois, c'est-à-dire juges des peuples, devez savoir juger les hommes avec justice, prudence et modération: laissez-moi interroger Acanthe en votre présence.

Aussitôt il interroge cet homme sur son commerce avec Arion; il le presse sur une infinité de circonstances; il fait semblant plusieurs fois de le renvoyer à Adraste comme un transfuge digne d'être puni, pour observer s'il auroit peur d'être ainsi renvoyé ou non. Mais le visage et la voix d'Acanthe demeurèrent tranquilles, et Télémaque en conclut qu'Acanthe pouvait n'être pas coupable.

Enfin, ne pouvant tirer la vérité du fond de son coeur, il lui dit:
- Donnez-moi votre anneau, je veux l'envoyer à Adraste.

À cette demande de son anneau, Acanthe pâlit et fut embarrassé. Télémaque, dont les yeux étoient toujours attachés sur lui, l'aperçut; il prit cet anneau.

- Je m'en vais - lui dit-il - l'envoyer à Adraste par les mains d'un Lucanien nommé Polytrope, que vous connaissez et qui paraîtra y aller secrètement de votre part. Si nous pouvons découvrir par cette voie votre intelligence avec Adraste, on vous fera périr impitoyablement par les tourments les plus cruels; si, au contraire, vous avouez dès à présent votre faute, on vous la pardonnera et on se contentera de vous envoyer dans une île de la mer, où vous ne manquerez de rien.

Alors Acanthe avoua tout; et Télémaque obtint des rois qu'on lui donnerait la vie, parce qu'il la lui avait promise. On l'envoya dans une des îles Echinades, où il vécut en paix.




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