Télémaque - Fénelon - Livre Dix-huitième - 3ème partie

Publié le par Joseph Jacotot



Pendant que Mentor parlait ainsi, Télémaque était plongé dans la tristesse et dans le chagrin. Il lui répondit enfin avec un peu d'émotion.

- Si toutes ces choses sont vraies, l'état d'un roi est bien malheureux. Il est l'esclave de tous ceux auxquels il paraît commander: il est fait pour eux; il se doit tout entier à eux; il est chargé de tous leurs besoins; il est l'homme de tout le peuple et de chacun en particulier. Il faut qu'il s'accommode à leurs faiblesses, qu'il les corrige en père, qu'il les rende sages et heureux. L'autorité qu'il paraît avoir n'est point la sienne; il ne peut rien faire ni pour sa gloire, ni pour son plaisir: son autorité est celle des lois; il faut qu'il leur obéisse. A proprement parler, il n'est que le défenseur des lois pour les faire régner; il faut qu'il veille et qu'il travaille pour les maintenir: il est l'homme le moins libre et le moins tranquille de son royaume; c'est un esclave qui sacrifie son repos et sa liberté pour la liberté et la félicité publique.

- Il est vrai - répondit Mentor - que le roi n'est roi que pour avoir soin de son peuple, comme un berger de son troupeau, ou comme un père de sa famille; mais trouvez-vous, mon cher Télémaque, qu'il soit malheureux d'avoir du bien à faire à tant de gens? Il corrige les méchants par des punitions; il encourage les bons par des récompenses; il représente les dieux en conduisant ainsi à la vertu tout le genre humain. N'a-t-il pas assez de gloire à faire garder les lois? Celle de se mettre au-dessus des lois est une gloire fausse, qui ne mérite que de l'horreur et du mépris. S'il est méchant, il ne peut être que malheureux, car il ne saurait trouver aucune paix dans ses passions et dans sa vanité: s'il est bon, il doit goûter le plus pur et le plus solide de tous les plaisirs à travailler pour la vertu et à attendre des dieux une éternelle récompense.

Télémaque, agité au-dedans par une peine secrète, semblait n'avoir jamais compris ces maximes, quoiqu'il en fût rempli et qu'il les eût lui-même enseignées aux autres. Une humeur noire lui donnait, contre ses véritables sentiments, un esprit de contradiction et de subtilité pour rejeter les vérités que Mentor expliquait. Télémaque opposait à ces raisons l'ingratitude des hommes.

- Quoi! - disait-il - prendre tant de peine pour se faire aimer des hommes, qui ne vous aimeront peut-être jamais, et pour faire du bien à des méchants, qui se serviront de vos bienfaits pour vous nuire!

Mentor lui répondait patiemment:

"Il faut compter sur l'ingratitude des hommes et ne laisser pas de leur faire du bien; il faut les servir moins pour l'amour d'eux que pour l'amour des dieux, qui l'ordonnent. Le bien qu'on fait n'est jamais perdu: si les hommes l'oublient, les dieux s'en souviennent et le récompensent. De plus, si la multitude est ingrate, il y a toujours des hommes vertueux qui sont touchés de votre vertu. La multitude même, quoique changeante et capricieuse, ne laisse pas de faire tôt ou tard une espèce de justice à la véritable vertu.

Mais voulez-vous empêcher l'ingratitude des hommes? Ne travaillez point uniquement à les rendre puissants, riches, redoutables par les armes, heureux par les plaisirs. Cette gloire, cette abondance et ces délices les corrompent; ils n'en seront que plus méchants, et par conséquent plus ingrats: c'est leur faire un présent funeste; c'est leur offrir un poison délicieux. Mais appliquez-vous à redresser leurs moeurs, à leur inspirer la justice, la sincérité, la crainte des dieux, l'humanité, la fidélité, la modération, le désintéressement: en les rendant bons, vous les empêcherez d'être ingrats, vous leur donnerez le véritable bien, qui est la vertu, et la vertu, si elle est solide, les attachera toujours à celui qui la leur aura inspirée. Ainsi, en leur donnant les véritables biens, vous vous ferez du bien à vous-même et vous n'aurez point à craindre leur ingratitude. Faut-il s'étonner que les hommes soient ingrats pour des princes qui ne les ont jamais exercés qu'à l'injustice, qu'à l'ambition sans bornes contre leurs voisins, qu'à l'inhumanité, qu'à la hauteur, qu'à la mauvaise foi? Le prince ne doit attendre d'eux que ce qu'il leur a appris à faire. Si au contraire il travaillait, par ses exemples et par son autorité, à les rendre bons, il trouverait le fruit de son travail dans leur vertu, ou du moins il trouverait dans la sienne et dans l'amitié des dieux de quoi se consoler de tous les mécomptes."

A peine ce discours fut-il achevé, que Télémaque s'avança avec empressement vers les Phéaciens du vaisseau qui était arrêté sur le rivage. Il s'adressa à un vieillard d'entre eux, pour lui demander d'où ils venaient, où ils allaient, et s'ils n'avaient point vu Ulysse. Le vieillard répondit:

- Nous venons de notre île, qui est celle des Phéaciens; nous allons chercher des marchandises vers l'Epire. Ulysse, comme on vous l'a déjà dit, a passé dans notre patrie; mais il en est parti.

- Quel est - ajouta aussitôt Télémaque - cet homme si triste qui cherche les lieux les plus déserts en attendant que votre vaisseau parte?

"C'est - répondit le vieillard - un étranger qui nous est inconnu: mais on dit qu'il se nomme Cléomène, qu'il est né en Phrygie, qu'un oracle avait prédit à sa mère, avant sa naissance, qu'il serait roi, pourvu qu'il ne demeurât point dans sa patrie, et que, s'il y demeurait, la colère des dieux se ferait sentir aux Phrygiens par une cruelle peste. Dès qu'il fut né, ses parents le donnèrent à des matelots, qui le portèrent dans l'île de Lesbos. Il y fut nourri en secret aux dépens de sa patrie, qui avait un si grand intérêt de le tenir éloigné. Bientôt il devint grand, robuste, agréable et adroit à tous les exercices du corps; il s'appliqua même, avec beaucoup de goût et de génie, aux sciences et aux beaux-arts. Mais on ne put le souffrir dans aucun pays: la prédiction faite sur lui devint célèbre; on le reconnut bientôt partout où il alla; partout les rois craignaient qu'il ne leur enlevât leurs diadèmes. Ainsi il est errant depuis sa jeunesse, et il ne peut trouver aucun lieu du monde où il lui soit libre de s'arrêter. Il a souvent passé chez des peuples fort éloignés du sien; mais à peine est-il arrivé dans une ville, qu'on y découvre sa naissance et l'oracle qui le regarde. Il a beau se cacher et choisir en chaque lieu quelque genre de vie obscure; ses talents éclatent, dit-on, toujours malgré lui, et pour la guerre, et pour les lettres, et pour les affaires les plus importantes: il se présente toujours en chaque pays quelque occasion imprévue qui l'entraîne et qui le fait connaître au public.

C'est son mérite qui fait son malheur; il le fait craindre et l'exclut de tous les pays où il veut habiter.

Sa destinée est d'être estimé, aimé, admiré partout, mais rejeté de toutes les terres connues. Il n'est plus jeune, et cependant il n'a pu encore trouver aucune côte, ni de l'Asie, ni de la Grèce, où l'on ait voulu le laisser vivre en quelque repos. Il paraît sans ambition, et il ne cherche aucune fortune; il se trouverait trop heureux que l'oracle ne lui eût jamais promis la royauté. Il ne lui reste aucune espérance de revoir jamais sa patrie; car il sait qu'il ne pourrait porter que le deuil et les larmes dans toutes les familles. La royauté même, pour laquelle il souffre, ne lui paraît point désirable; il court malgré lui après elle, par une triste fatalité, de royaume en royaume, et elle semble fuir devant lui, pour se jouer de ce malheureux jusqu'à sa vieillesse. Funeste présent des dieux, qui trouble tous ses plus beaux jours et qui ne lui causera que des peines dans l'âge où l'homme infirme n'a plus besoin que de repos! Il s'en va, dit-il, chercher vers la Thrace quelque peuple sauvage et sans lois qu'il puisse assembler, policer et gouverner pendant quelques années; après quoi, l'oracle étant accompli, on n'aura plus rien à craindre de lui dans les royaumes les plus florissants: il compte de se retirer alors en liberté dans un village de Carie, où il s'adonnera à l'agriculture, qu'il aime passionnément. C'est un homme sage et modéré, qui craint les dieux, qui connaît bien les hommes et qui sait vivre en paix avec eux, sans les estimer. Voilà ce qu'on raconte de cet étranger, dont vous me demandez des nouvelles."

Pendant cette conversation, Télémaque retournait souvent ses yeux vers la mer, qui commençait à être agitée. Le vent soulevait les flots qui venaient battre les rochers, les blanchissant de leur écume. Dans ce moment, le vieillard dit à Télémaque:

- Il faut que je parte; mes compagnons ne peuvent m'attendre.

En disant ces mots, il court au rivage: on s'embarque; on n'entend que cris confus sur ce rivage, par l'ardeur des mariniers impatients de partir.

Cet inconnu, qu'on nommait Cléomène, avait erré quelque temps dans le milieu de l'île, montant sur le sommet de tous les rochers et considérant de là les espaces immenses des mers avec une tristesse profonde. Télémaque ne l'avait point perdu de vue et il ne cessait d'observer ses pas. Son coeur était attendri pour un homme vertueux, errant, malheureux, destiné aux plus grandes choses et servant de jouet à une rigoureuse fortune, loin de sa patrie. "Au moins, disait-il en lui-même, peut-être reverrai-je Ithaque; mais ce Cléomène ne peut jamais revoir la Phrygie." L'exemple d'un homme encore plus malheureux que lui adoucissait la peine de Télémaque.

Enfin cet homme, voyant son vaisseau prêt, était descendu de ces rochers escarpés avec autant de vitesse et d'agilité qu'Apollon dans les forêts de Lycie, ayant noué ses cheveux blonds, passe au travers des précipices pour aller percer de ses flèches les cerfs et les sangliers. Déjà cet inconnu est dans le vaisseau, qui fend l'onde amère et qui s'éloigne de la terre. Alors une impression secrète de douleur saisit le coeur de Télémaque; il s'afflige sans savoir pourquoi; les larmes coulent de ses yeux, et rien ne lui est si doux que de pleurer.

En même temps, il aperçoit sur le rivage tous les mariniers de Salente, couchés sur l'herbe et profondément endormis. Ils étaient las et abattus: le doux sommeil s'était insinué dans leurs membres, et tous les humides pavots de la nuit avaient été répandus sur eux en plein jour par la puissance de Minerve. Télémaque est étonné de voir cet assoupissement universel des Salentins, pendant que les Phéaciens avaient été si attentifs et si diligents pour profiter du vent favorable. Mais il est encore plus occupé à regarder le vaisseau phéacien prêt à disparaître au milieu des flots qu'à marcher vers les Salentins pour les éveiller; un étonnement et un trouble secret tient ses yeux attachés vers ce vaisseau déjà parti, dont il ne voit plus que les voiles, qui blanchissent un peu dans l'onde azurée. Il n'écoute pas même Mentor qui lui parle et il est tout hors de lui-même, dans un transport semblable à celui des Ménades, lorsqu'elles tiennent le thyrse en main et qu'elles font retentir de leurs cris insensés les rives de l'Hèbre, avec les monts Rhodope et Ismare.

Enfin, il revient un peu de cette espèce d'enchantement, et les larmes recommencent à couler de ses yeux. Alors Mentor lui dit:

- Je ne m'étonne point, mon cher Télémaque, de vous voir pleurer; la cause de votre douleur, qui vous est inconnue, ne l'est pas à Mentor: c'est la nature qui parle et qui se fait sentir; c'est elle qui attendrit votre coeur. L'inconnu qui vous a donné une si vive émotion est le grand Ulysse: ce qu'un vieillard phéacien vous a raconté de lui, sous le nom de Cléomène, n'est qu'une fiction faite pour cacher plus sûrement le retour de votre père dans son royaume. Il s'en va tout droit à Ithaque; déjà il est bien près du port, et il revoit enfin ces lieux si longtemps désirés. Vos yeux l'ont vu, comme on vous l'avait prédit autrefois, mais sans le connaître; bientôt vous le verrez et vous le connaîtrez, et il vous connaîtra, mais maintenant les dieux ne pouvaient permettre votre reconnaissance hors d'Ithaque. Son coeur n'a pas été moins ému que le vôtre; il est trop sage pour se découvrir à nul mortel dans un lieu où il pourrait être exposé à des trahisons et aux insultes des cruels amants de Pénélope. Ulysse, votre père, est le plus sage de tous les hommes; son coeur est comme un puits profond: on ne saurait y puiser son secret. Il aime la vérité et ne dit jamais rien qui la blesse: mais il ne la dit que pour le besoin, et la sagesse, comme un sceau, tient toujours ses lèvres fermées à toute parole inutile. Combien a-t-il été ému en vous parlant! Combien s'est-il fait de violence pour ne se point découvrir! Que n'a-t-il pas souffert en vous voyant! Voilà ce qui le rendait triste et abattu.




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