Joseph Jacotot - E U : Mathématiques (page 36 - 42)

Publié le par Joseph Jacotot

Orateurs Anglais ! Orateurs Français ! J’ai été orateurs comme vous, permettez-moi donc de vous faire une petite observation qui vous échappe. Que penser de l’élu, si l’électeur est un imbécile ? Qu’est-ce qu’un député, si celui qui députe n’a pas le sens commun ? Quel choix fera cet être qu’on appelle peuple, si cet être n’a pas d’intelligence ? O ! orateurs ! apprenez que le mot intelligence vient de legere inter, choisir entre plusieurs, et rougissez de dire que vous avez été choisis. Ne permettez pas aux littérateurs de soutenir qu’il est plus aisé de connaître, d’apprécier la valeur d’un député, dans la foule où il se trouve, que la valeur d’un mot dans un livre ; ne souffrez pas qu’un géomètre prétende qu’il est plus aisé de faire un bon député qu’une bonne composition ; laisserez-vous croire au chimiste que ses médiations, pour neutraliser l’action des corps qu’il combine, exigent plus de profondeur qu’il en faut au peuple pour neutraliser, dans une chambre, les partis qui le tourmentent et le rongent également quand ils sont isolés.

Il est vrai que quelques publicistes, touchés sans doute par des raisons de savans, ont imaginé d’introduire le hasard qui n’a point d’intelligence à côté du peuple qui n’en a guères. Voyez ce que j’ai dit à ce sujet dans mon beau discours à la chambre. J’avoue que si le peuple n’a pas d’intelligence, on a tort de l’inviter à choisir et qu’on ferait bien d’imaginer un moyen de tempérer la sottise infaillible de son choix ; mais je ne crois pas que le hasard soit un bon remède contre les effets d’une maladie innée. Il ne faut pas choisir les députés au hasard, mais d’après des faits ; et quand les savans m’objectent qu’on voit tous les jours de mauvais choix et qu’on entend parfois de sots discours, je suis obligé de reconnaître le fait, mais je prétends, pour notre honneur, que le peuple a la faculté de nous bien choisir et que nous avons la faculté de faire des discours raisonnables.

Vous voyez, mes chers collègues, qu’en me défendant, je vous défends ; quand on me dit pour se moquer de mon axiome : « entendez-vous cet orateur qui ne sait pas ce qu’il dit ? » Je réponds : « croyez-vous avoir plus d’intelligence que lui ? »  Laissez-le dire ; il fait un faux raisonnement, mais il en a besoin. Il conteste une vérité qu’il connaît, mais cela sert à la cause qu’il défend ; il vous déplait, mais ce n’est pas à vous qu’il a l’intention de plaire en ce moment. Quand Cicéron touchait César qu’il voulait émouvoir, il n’est pas dit qu’il ne déplaisait pas à quelque vieux Romain qui lui reprochait tout bas la lâcheté, l’hypocrisie de l’artifice oratoire que Cicéron avait choisi entre mille autres d’après le fait de Pharsale. Le peuple applaudissait pour les mêmes raisons et avec la même intelligence.

Dans une assemblée d’orateurs, par exemple on s’égaie à table, sur l’égalité des intelligences. Tout à-coup entre un disciple ; on le plaisante, on l’interroge, on cherche, avec intelligence, à l’envelopper, à l’écraser sous de grands mots de tribune ; génie ! faculté ! puissance morale ! On emploie, avec intelligence, le ton factice de la dignité tribunitienne pour l’intimider ; si le disciple n’est point habitué de regarder en riant ces phantomes de logique, si la phantasmagorie lui fait peur, quand il a peur, il a l’air de n’avoir point d’esprit. On triomphe ! Halte-là, mes chers collègues, ce n’est pas de moi que vous avez triomphé. Venez me voir, je vous donnerai une leçon entre ami, là, entre nous, et j’ai si bonne opinion de votre intelligence que je suis sûr d’avance que vous aurez l’intelligence de vous taire. Mais cela ne prouvera point ma supériorité d’intelligence, ni votre infériorité non plus ; au contraire le silence entre deux hommes qui ont discuté, comme le repos entre deux corps qui se sont choqués prouve l’égalité des intelligences, ou des quantités de mouvement. J’aurai l’intelligence de vous parler, vous aurez l’intelligence de sentir qu’il faut vous tenir en silence, en repos. Sauf à avoir ensuite l’intelligence de redire les mêmes choses quand je n’y serai plus, à rouler encore toute les fois que le choc ne sera point à craindre. Vous savez cela, mes chers collègues, les corps n’en savent rien, voilà la différence. Ils sont arrêtés dans leur marche, et c’est notre intelligence qui nous arrête, en disant notre volonté : « Tu ferais bien d’ordonner à la langue de se tenir en repos. »

En vous attendant, mes chers collègues, je soutiens, unguibus et rostro, que si le feseur était sans intelligence, les députés qu’il ferait seraient curieux à entendre. Quand à moi, je prétends qu’il ne sera jamais une plus grande preuve d’intelligence que quand il me fit.

Est-ce que les orateurs aussi ne voudraient pas qu’on essayât de l’émancipation intellectuelle ? Quoi ! professeurs de perfectionnement ? craignez-vous celui-ci ? que va-t-on penser de vous ? ...... Dans quelle catégorie vous rangez-vous ? entendez-vous les éclats de rire de ce que vous appelez les obscurans ? n’y a-t-il donc dans cette petite guerre, de dispute que pour décider jusqu’où il faut nous borner, et à quelle espèce de maîtres explicateurs il faut nous livrer ?


III] Je ne prétends point régler les états ni faire prévaloir l’enseignement universel sur une méthode toujours décriée et toujours régnante. Je me contente de faire remarquer cette nouvelle preuve du perfectionnement, soit on s’obstine à crier, sans raison, contre des établissemens dont l’utilité et démontrée, soit que les représentations sages et perpétuelles ne puissent faire renoncer à un abus palpable. Quel perfectionnement ! J’ajoute une observation dont tous les gouvernements peuvent profiter, si cela leur convient ; les savans, qui ont été forcés de reconnaître la vérité des résultats de l’enseignement universel, ont déclaré, à l’unanimité, qu’il fallait des dispositions extraordinaires pour s’instruire par notre mauvaise méthode. Ainsi un gouvernement qui serait embarrassé pour trouver des sujets extraordinaires, se tirerait de cet embarras, s’il exigeait qu’on eut fait preuve de génie, c’est-à-dire, qu’on fut élève de l’enseignement universel, toutes les fois qu’on demanderait une place importante.

Mais les savans répliqueront, et moi aussi. Somme toute, cela ne finirait point, et je me tais.

Profite qui voudra, profite qui pourra vouloir.

Je crois devoir déclarer ici, pour n’induire aucun gouvernement en erreur, que j’ai supplié Sa Majesté le Roi des Pays-Bas de renoncer, pour sa tranquillité, à l’espérance de faire mieux que ce qui existe.

Je vous engage, vous-même, mes chers élèves, à retenir, à concentrer en vous-mêmes, les élans d’un enthousiasme qui pourrait vous nuire dans l’état actuel des choses

  


Votre ami.

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V
Quelle intuition fabuleuse ...
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