Joseph Jacotot - E U : Mathématiques (page 47b à 49)
- Ne vous fâchez pas, mon cousin le professeur ; si votre conséquence est juste, je ne puis pas la rendre fausse ; de même que si j’ai vu ce que je dis, vous ne pouvez pas faire que je ne l’aie pas vu. Si j’ai vu l’application de la méthode au mathématiques ...
- A la bonne heure, parlons de mathématiques, vous avez bien de la peine à entrer dans notre sujet. Qu’importe, en effet, que cette méthode s’applique à la littérature, à la musique, etc. Ce sont des fadaises ; et d’ailleurs, si sa méthode ne vaut rien pour les mathématiques, elle n’est pas universelle. Or il a eu le front de l’appeler ainsi, donc c’est un charlatan. Qu’en dites-vous de cette conséquence-ci ? Non ! on ne sait pas tirer une conséquence ! vous verrez qu’il faudra aller à l’école normale pour apprendre à tirer une conséquence. Ecoutez encore celle-ci : « or l’enseignement universel ne s’applique point aux mathématiques, donc : charlatanisme ! charlatanisme ! » sait-on raisonner ? oui ou non ; ne me flattez pas.
- Mon cousin le professeur ...
- Eh ! bien.
- Je pense.
- Quoi ? expliquez-vous lieutenant ; en fait de raisonnement je ne crains personne.
- Je crois que pour raisonner plus juste, il faudrait dire : « or je ne sais si l’enseignement universel est applicable, donc je ne sais pas... »
- Un moment, un moment. Je vous riens. J’ai dit que je le sais ; en effet :
1°, on me l’a dit
2°, ce sont des gens de bonne foi
3°, qui n’ont nul intérêt à l’affaire
4°, des gens instruits
5°, entr’autres un ex-directeur de l’école polytechnique. Hein ! il s’y connaît, j’espère, celui-là !
6°, le journal de Bruxelles
7°, en voulez-vous encore : le journal de la Haye
8°, et M. Binôme donc que j’oubliais.
il y a tant de preuves, qu’on ne sait par où commencer. Tu te tais maintenant et gardes le silence. Je vais t’achever : or tous ces témoins respectables ne peuvent pas s’entendre pour me tromper, donc je sais ce que je dis ?
- Mais, mon cher professeur, je n’attaque point les talens ni les vertus de ces messieurs, je dis ce que j’ai vu.
- Qu’avez-vous vu ? qu’avez-vous pu voir ?
- Il est tard, mon cousin le professeur, ma cousine baille ; demain je reviendrai vous raconter ce que j’ai vu ; bonsoir professeur, bonsoir ma cousine.
- Bonsoir lieutenant, bien le bonsoir
- Lieutenant, à demain.
- Mon ami vous êtes vif.
- Ma femme ces choses là sont au-dessus de votre portée
- Qu’entendez-vous par ce mot ? mon ami !
- Je veux dire, ma femme, que vous n’avez pas l’intelligence assez développée pour me saisir et me comprendre.
- Mais, mon ami, si je ne pouvais pas vous comprendre, quand vous me faites l’amitié de m’adresser la parole, nous ne pourrions pas faire un bon ménage, mon chou.
- Oui, vous pouvez comprendre certaines choses ; par exemple, quand je vous demande ma pipe ; passé cela, vous n’y entendez plus rien.
- Il me semble pourtant, sauf respect, que j’a compris tout ce que vous avez dit au lieutenant. Le voici en deux mots : « cela ne se peut pas, donc cela n’est pas.»
- Bravo, ma femme, bravo ma bonne ; vous avez presqu’autant d’intelligence qu’un homme.
- Le lieutenant vous a répondu : je l’ai vu, donc cela se peut.
- Taisez-vous.
- Mais mon ami.
- Vous ne savez ce que vous dites.
- Mon doux ami, je l’ai entendu.
- Ainsi vous croyez que vous avez autant d’esprit que moi qui suis professeur et professeur très-savant encore ! Maudit charlatan ! voilà l’immoralité de ta doctrine.
- Fi ! donc mon ami, que dites-vous là ? Je hais cet homme comme vous ; j’ai autant d’esprit qu’un homme à la vérité, mais je ne crois pas à l’égalité des intelligences féminines. Pourtant le lieutenant ...
- Eh bien madame !
- Je vous comprends, monsieur, vous voulez dire que la discussion vous a fatigué et que je ferai des efforts inutiles pour la renouveler.
- Bonne nuit.
- Bonne nuit.