Joseph Jacotot E. U. Langue Maternelle Dixième Leçon dernier Ex-2
Pages 101 à 104
Dernier Exercice – 2
Dernier Exercice – 2
Le genre humain se compose, dit-on, d’individus ; il doit donc participer à leur nature. Je ne sais pas si cela doit être; mais je vois bien que cela n’est pas. On dirait que cet être de notre imagination, que nous appelons genre humain, se compose de la folie de chacun de nous, sans participer à notre sagesse individuelle. Une assemblée de sages serait un être sans raison, mue par des passions, agitée de transports de folie, dont vous ne verriez aucune trace dans chacun des membres qui composent la corporation à laquelle il appartient.
Vous croyez sans doute que je dis tout ceci pour me plaindre amèrement du mépris auquel vous êtes réservé, en suivant une méthode dont je voudrais indirectement démontrer l’excellence; que je cherche à jeter des doutes sur la raison du seul juge reconnu de tous les prospectus, en calomniant le public, notre contemporain; vous seriez dans l’erreur : je ne méprise point le public, puisqu’il n’existe pas, et je ne récuse point ce tribunal abstrait, pour en appeler à un autre non moins abstrait : je veux dire la postérité, inutile et dernière ressource d’un auteur mécontent. Voici mon but : je veux vous donner de l’espérance et de la confiance. Travaillez avec ardeur à l’instruction des élèves quand même votre méthode serait détestable : tout le monde en a, vous le voyez bien.
Je reviens aux synonymes de composition. Voici une manière d’analyser les sujets de composition du premier livre : regrets, artifice, prière, invitation,lieu, invitation, conseils, repas, invitation, offre, prière, conseils, tempête, adresse, rencontre, péril (d’être immolé), prédiction, irruption, combat, victoire.
Chacun de ces sujets en contient beaucoup d’autres. Exemple : regrets, départ, douleur, se trouver malheureux, immortalité, grotte, résonner, chant, nymphes, n’oser parler, se promener, souvent, solitude, gazon, fleurs, printemps, éternité, border, île, le beau, lieu, modérer, douleur, ne faire que rappeler, tristesse, souvenir, voir, auprès, immobile, rivage, mer, arroser de larmes, sans cesse, être tourné, le côté, vaisseau, fendre les ondes, disparaître.
Il y a unité entre toutes ces idées : donc, chacune étant donnée, peut reproduire toutes les autres dans la tête, non par un tour de force de l’esprit, mais naturellement et sans effort. Alors on a du génie, c’est à dire des liaisons d’idées ou de la mémoire; on fait des bouts-rimés sans le savoir.
Par exemple: Echo étant donné, résonne, nymphe, souvenir, triste etc. me rappellent des faits ; et je compose une petite histoire, et j’ai du génie, c’est à dire de la mémoire.
Je viens de prononcer un blasphème; j’ai parlé de génie et de bouts rimés : un peu de patience; il y a bouts rimés et bouts rimés : ceux qu’on nous donne à remplir et ceux que nous choisissons nous-mêmes. Quand Racine écrit :
Je le pris tout sanglant. En baignant son visage,
il avait à choisir dans tout Richelet, article « âge » ; mais, enfin, il ne pouvait pas prendre ailleurs : n’est-ce pas là faire des bouts rimés ? L’esprit du poète regarde, voit et choisit, quelquefois avec la rapidité de l’éclair, le mot qui convient au sujet, et qui rime; quelquefois il l’attend long-temps, à ce que dit Boileau, qui dit aussi que les mots arrivent aisément. Enfin, je suppose que le mot usage rappelle à Racine, d’après ses lectures, l’usage du sentiment, rendre l’usage ; qu’il pense à Josabeth, il dira comme je dis bonjour :
Mes pleurs du sentiment lui rendirent l’usage,
Et j’admire sa supériorité sur moi : je l’admire d’autant plus que je comprends combien d’études, combien de répétitions il a fallu faire pour arriver à cette perfection. Expliquer cela par le génie, c’est tomber dans les qualités occultes.
Qu’on ne dise pas que c’est imposer des entraves au génie, que le génie veut être libre. Je répondrai que le plus mince écolier à qui l’on dirait : voilà deux vers à retourner :
Je le pris tout sanglant, mes pleurs lui rendirent l’usage du sentiment, en baignant son visage, et qui mettrait les deux vers sur pied, ne passerait pas pour un génie.
Or, la pensée est dans le sujet, et les expressions dans la langue : que reste-t-il pour le génie ?