Joseph Jacotot - E. U. Langue Maternelle : De l'Arithmétique - 3 - paragraphe deux / 2

Publié le par Joseph Jacotot






Pages 225 à 230




DE L'ARITHMÉTIQUE
Troisième partie - paragraphe deux - 2



    Lisez ce que je vais ajouter en cachette : il y a de quoi vous faire arracher les yeux. A défaut du père, pourquoi la mère ne ferait-elle pas l’éducation de son enfant ? Si elle n’en a pas le goût, il ne faut pas sans doute qu’elle l’entreprenne : ce serait vertu de sa part et on ne doit jamais compter sur sa vertu. Mais enfin si elle avait du plaisir à cultiver cette jeune plante qui lui doit déjà la vie ; si sa tendresse jalouse a déjà exclu la salariée qui l’aurait nourrie d’un lait étranger, pourquoi n’achèverait-elle pas son ouvrage ? Qui de nous oserait lutter avec une tendre mère ? Tout le monde, peut-être, excepté vous et moi. Je ne m’engage point à obtenir, avec ma science acquise, le succès que je promets à ses soins, pourvu qu’elle suive la route que j’indique.

    Une femme ! Y pensez-vous? Que devient la supériorité du sexe masculin ?

Vous savez bien que je ne crois pas à la supériorité d’une intelligence sur une autre ; si j’étais tenté d’y croire jamais, je donnerais plutôt dans l’erreur opposée. Je regarde, et je vois autour de moi, par tous pays, l’homme soumis à la femme. L’être le plus faible commande : donc il a plus d’esprit, me dirais-je ? Nous nous révoltons quelques fois : s’il parle, il nous apaise ; souvent même, il n’a pas besoin de parler ; son épouse regarde un homme emporté ; il rougit, il s’humilie : ce regard appartient à une langue supérieure que nous ne savons pas parler comme elles. Nous avons assez d’esprit pour comprendre ce langage, mais pas assez pour le parler. Enfin, quand nous ne sommes plus sensibles à ces expressions touchantes, à ces signes que la nature leur a appris pour nous ramener à la raison ; quand nous ne les comprenons plus, il y a abrutissement : nous cessons d’être des hommes. Quelle preuve de supériorité, me dirais-je ! Mais je n’y crois point. Les femmes ont leurs passions, leurs vices, leurs caprices comme moi ; et voilà la question résolue. Du reste, égalité parfaite. Elles n’ont jamais fait de tragédies comme Racine. Racine n’écrirait pas une lettre comme elles.


- Mais une tragédie est bien plus difficile à écrire qu’une lettre, il faut connaître  bien plus de choses.


-  Oui, mais l’intelligence qui combine quoi que ce soit est toujours la même. Il n’y a pas deux manières de voir ce qu’on voit : il y a plusieurs choses à voir. Quand on a étudié et répété long-temps on les voit à la fois,on les combine, et on y aperçoit des rapports avec l’intelligence de madame de Sévigné.


- Mais les femmes n’ont pas cette profondeur de réflexion qui est notre apanage distinctif

- Faites cette objection à Catherine de Russie et à Elizabeth d’Angleterre. Citez un exemple contre, je vous riposterai par un exemple pour. Il en est du livre de la nature comme des nôtres ; il est plein de faits propres à soutenir toutes les opinions. Vaste champ pour la rhétorique : avis aux amateurs. Mais nous ne pouvons tirer de ce livre que des raisons. Je pense que la raison est dans l’ensemble. Je ne répondrai donc rien à celui qui ne l’aura pas lu tout en entier. C’est un petit ajournement indéfini que je donne aux critiques : ils ont tant d’aplomb quand je ne suis pas là ! Il y en a un qui débitait gravement dans un cercle dont il se croyait l’oracle : Vous ne me persuaderez pas qu’on puisse enseigner le hollandais sur l’Epitome latin. On ne m’a pas dit ce qui avait été répondu. Je sais seulement qu’on a ri, et moi aussi j’en ris aussi.  Voilà comme on écrit l’histoire. J’ai reçu un jour la lettre anonyme que voici :

«  Monsieur,

    Vous abusez de l’hospitalité qu’on vous a si généreusement accordée ; vous introduisez des nouveautés dangereuses. Le mépris public vous poursuit, et il y a long-temps que votre charlatanisme est jugé. Laissons toutes les phrases, et voyons les faits. Si votre méthode était bonne, n’en auriez-vous pas déjà reçu la récompense ? On ne fait rien pour vous, on se rit, on s’indigne solennellement  de votre conduite ; et quoique vous ayez l’air de mépriser les récompenses, nous savons bien que c’est le langage d’une ambition qui a honte, et qui se déguise. Nous vous connaissons parfaitement, puisque d’après vos propres aveux, vous nous ressemblez. Mais voulez-vous que votre méthode soit bonne, c’est encore pis. Le mépris dont vous êtes couvert porte alors sur votre personne. Il faut que vous ayez commis quelque crime que nous ne connaissons pas,  mais dont il nous est impossible de douter, puisque c’est probablement un crime dont on vous accuse. Or, les hommes sont si méchans, qu’il est toujours plus prudent de tout  croire sans preuve quand on en dit du mal, que de se fier à ses propres yeux quand on en dit du bien . »

    Moi, j’ai brûlé la lettre et je me suis dit : Basile avait raison : calomnions, calomnions, il reste toujours quelque chose de la calomnie. Quelqu’un m’a avoué qu’il n’était venu chez moi qu’en tremblant, qu’on l’avait assuré que je le recevrais mal : il a été détrompé en me voyant. J’espère que beaucoup de lecteurs seront également étonnée de ne pas reconnaître l’Enseignement universel d’après le portrait qu’on leur en aura fait. C’est un vilain défaut que la calomnie, et j’ai toujours dédaigné d’y répondre. Mais cette opinion de ma part est étrangère à la méthode : je ne prétends pas la défendre. Je sais qu’on pourrait dire qu’il y a des gens qu’on peut calomnier, envers qui on ne doit point garder la foi jurée. Que ces questions sont très compliquées et très délicates. Je ne pense pas ainsi.

    Mais je reviens à mes chiffres. Cependant un homme modéré pourrait m’arrêter encore un instant. «  Avouez, me dirait-il, entre nous et je vous promets d’être discret, avouez au moins que vous revenez un peu trop souvent sur votre personne : cela coupe le fil de vos idées ; il n’y a plus d’unité dans tout ce bavardage, et vous êtes vous-même un mauvais rhétoricien. Cela décèle l’humeur. Vous répétez sans cesse que vous riez, mais on croira que c’est du bout des dents ; et puis au total, cela n’a pas le moindre intérêt : il n’y a pas la plus petite instruction dans tout ce fatras.

Je réponds, et je me dépêche :

- Je rends grâce à votre zèle officieux ; faites l’expérience, venez me voir et vous jugerez si je ris de bon cœur. Enfin vous ne m’avez pas compris. Tout est dans tout. Si mon livre était plus gros, autant vaudrait-il que tout autre, en le supposant bien écrit. Tout est dans tout : autant vaut connaître l’Enseignement universel qu’un autre événement : c’est tout un.


- Mais cela n’est pas amusant.


- Pourquoi ne jetez-vous pas ce livre ? Faites un petit tour, cela vous distraira.


    Je ne suis pas auteur ni savant ; mais je suis chargé d’en faire. Je fais ce que je peux pour que mes élèves sachent ce que j’ignore. C’est un  crime dont tous mes collègues en Europe doivent chercher à se rendre coupables comme moi.

Nous autres, professeurs, nous serions bien peu utiles si nos élèves ne devaient savoir que ce que nous savons.

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