Benjamin Laroche: Méthode Jacotot en présence de l'Enseignement Universitaire -16 -

Publié le par Joseph Jacotot




L'autre moyen employé par les méthodes universitaires, ce sont les récompenses. Abordons aussi ce-sujet délicat. Quand un élève a bien travaillé, s'est distingué parmi ses condiciples, que faites-vous? A la fin de l'année, vous lui décernez des récompenses ; vous lui donnez des prix.

Voyons, raisonnons; quel est votre but en agissant ainsi? La récompense que vous décernez se borne-t-elle à constater un fait ? Alors de quelle utilité est cette constatation? Quel avantage, quelle utilité véritable à dire à cet élève : Tu en sais plus que tes camarades? Aux autres: il est votre supérieur à tous?

Assurément il serait difficile de trouver un moyen plus propre que celui-là à rendre vain et fier le jeune homme le plus modeste. C'est encore un fort bon moyen d'humilier ses condisciples, en leur offrant le spectacle d'une supériorité à laquelle ils n'ont pu parvenir. Craint-on donc que la vanité et l'orgueil ne se développent pas assez promptement dans la jeunesse, qu'on emploie ces excitans funestes? Mais enfin, me dira-t-on, trouvez un autre moyen de constater la supériorité. Et quelle nécessité si grande trouvez-vous donc à cette statistique des supériorités intellectuelles ? Ces supériorités en subsisteront-elles moins, pour n'avoir pas été constatées ?


Et puis, qui vous a dit que vous avez bien jugé ? Est-ce une copie qui doit décider de la capacité d'un élève? Mais vous-mêmes, voudriez-vous être jugés sur une production isolée ? L'élève qui a mal fait cette copie fatale, sait peut-être mille choses dont cette copie ne parle pas : il n'a pas été supérieur, parce qu'il n'a pas trouvé l'occasion de développer sa supériorité. Mais en supposant même que l'on tînt, jour par jour, un compte exact des progrès de chaque élève et du résultat de ses travaux, que gagnerez-vous à constater et à proclamer à la fin de l'année, par une distribution de prix, des supériorités que chaque élève connaît d'avance aussi bien que vous P Le but que vous annoncez vous proposer dans ces solennités n'est donc point un but juste et utile.

Vous continuez et vous dites : Si la constatation des supériorités n'apprend rien à l'élève couronné, ni à ses condisciples, c'est du moins une récompense digne d'exciter l'émulation, et sous ce rapport, on atteint un but raisonnable.

Ici s'élève une question grave, l'une des plus importantes que la grande question de l'éducation puisse soulever. Abordons-la avec franchise, comme nous avons abordé toutes les autres. Nous voulons parler du principe même de l'émulation. Ce principe, jusque aujourd'hui, a fait la base de l'instruction publique. En quoi consiste l'émulation? A se surpasser les uns les autres.

Ainsi, les supériorités que l'émulation tend à produire, sont des supériorités relatives, jamais absolues. Je ne veux point être savant; je veux seulement être plus savant que mes rivaux. Que m'importe d'être riche, si mes voisins le sont plus que moi? Je veux être plus riche qu'eux. César disait : « II vaut mieux être le premier de ce village que le second à Rome. » C'est le langage de l'ambition : l'émulation n'est pas autre chose.

Craint-on qu'elle n'ait pas assez de prise sur les hommes, qu'on s'empresse de leur inoculer cette passion funeste dès l'âge le plus tendre? Notre ordre social tout entier ne tend-il pas à faire de l'émulation la principale passion des hommes? Cette passion n'enfante-t-elle pas assez de maux? N'est-ce pas elle qui produit la plupart des malheurs et des désordres de la société ? On vante l'émulation : mais n'y en a-t-il que de louables et de belles? et puis, quelles sont les grandes choses que l'émulation ne tende à ternir ? Qui voudra donner le nom de vertu à un acte qui n'a eu pour but que de conquérir les applaudissemens des hommes? N'est-ce qu'en faisant du bien aux hommes qu'on en est applaudi? N'est-ce pas en leur faisant du mal, au contraire, qu'on commande leurs applaudissemens? Les noms des inventeurs des arts utiles sont ensevelis dans l'oubli. L'histoire a recueilli avec un soin minutieux les noms des ravageurs de provinces. Lorsque la gloire est le but principal que vous proposez au talent, ne craignez-vous point que le talent ne veuille l'obtenir à tout prix? et parmi les moyens d'arriver à la gloire, n'y en a-t-il que de bons ?
Je sais que les imperfections et les vices de notre ordre social justifient cette fatale direction donnée aux travaux et aux études de la jeunesse ; mais n'est-il
pas temps enfin de s'enquérir si cette direction est la meilleure qu'il soit possible de donner?

Pourquoi ne chercherait-on pas, au contraire, à fonder sur une base plus salutaire le système de notre éducation publique? Pourquoi n'apprendrait-on pas de bonne heure à la génération naissante à faire le bien pour lui-même, à aimer la science, la religion, la vertu pour elles-mêmes, et indépendamment des applaudissemens qu'elles peuvent attirer à celui qui les possède? Etait-ce afin que la Grèce le proclamât le plus sage des hommes, que Socrate enseignait et pratiquait la vertu? C'eût été donner à de grandes choses  de bien petits motifs.



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L
La notion de supériorité (considérée comme un absolu) est issu directement du domaine des mathématiques, où tout commence dans la mesure.Mais en ce domaine il a fallu réduire chaque objet à une seule dimension, c'est à dire en faire un fantome, pour pouvoir prétendre à cette "mesure"Hors de ces lieux totalement abstraits il n'y a pas de supérieur ou d'inférieurtout juste si en certaines circonstances données on peut avoir le sentiment, mais aucune certitude, à propos d'une efficacité plus grande de l'un que de l'autre mis en concurrence.Mais même là, tout dépend le monde que l'on prétend entourer pour juger du résultat.à 1seconde ce peut être l'unà 1 an un autreà 10 ans un troisième.Il n'y a pas d'étalon de mesure des supériorités dans le monde réeltous ceux qui le prétendent utilisent des échelles de mesures qui détiennent leur pouvoir d'un coup de force suivi de l'établissement d'un règne qui ressemble fort à celui des empereurs romains.
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J
<br /> Merci beaucoup de ces deux retours qui enrichissent les articles<br /> de leur lecture critique mettant en relation ce passé et une actualité qui aurait pu autre si... on avait écouté le passé et les sages qui déjà tiraient la sonnette d'alarme<br /> <br /> <br />
L
Société du spectacle et de la concurrence Longtemps avant Guy Debord ici on voit clair dans ce qui est la plaie de notre siècle.Le bonheur est intrinsèque ou n'est passi la raison de notre action n'a pas de cause interne elle est inerte.Jacotot et ses suiveurs dénonçaient un ancien mondequià travers chacune de ses convulsions ne cesse de continuer ... à mourir violemment.
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