Enseignement universel Musique, pages 9-10

Publié le par Joseph Jacotot

 




- Hé bien, ne me parlez plus de la volonté de vos élèves. S'ils n'ont pas le désir de s'instruire, s'ils sont sourds à vos paroles, je vous plains. Changez d'état ou prenez patience. Vous n'avez pas besoin de venir me trouver pour savoir cela, tous les pères, tous les maîtres du monde l'apprennent chaque jour par une cruelle expérience.

- Mais si mon élève, sans être doué de cette volonté forte et constante qui, selon vous, rendrait tous les maîtres inutiles, montre pourtant un peu de docilité, que faut-il faire pour le diriger?

 


- Il faut suivre la méthode de l'Enseignement universel.


- Me voilà bien avancé. Je vous prie de me dire quelle est cette méthode?


- Avez-vous lu mes ouvrages?


- Vos ouvrages ou vos oeuvres non, à moins que vous ne décoriez de ce nom deux petits, secs, diffus et ennuyeux livrets qui portent votre nom. Je les ai parcourus et n'y ai rien compris. La Gazette et la Quotidienne ont raison: vous n'êtes pas fort clair Monsieur Jacotot.


- On disait le contraire autrefois. Ce sera l'enseignement universel qui m'aura tourné la tête. Je vous conseille de voir d'abord les résultats et nous causerons après. Voilà une leçon préparatoire, indispensable pour les docteurs ès lettres.


- On dit qu'il n'y a point de fait. J'ai questionné là-dessus des personnes qui par leur position doivent les avoir vérifiés. Je leur ai demandé si on avait reçu, dans les universités du royaume, des élèves purs de l'enseignement universel. Ces messieurs m'ont répondu : Non, non non et mille fois non!


- Que concluez-vous de là?


- Que les faits que vous annoncez du haut de vos tréteaux sont dénués de toute réalité.


- Ah, Monsieur le docteur, si vous étiez un de nos élèves, je vous gronderais, non pas comme bête, car il n'y a pas de bêtes, mais comme distrait (et il y en a beaucoup). Quoi, vous connaissez, dites-vous, ces messieurs et vous avez confiance en leurs discours? Vous croyez à leurs sermens! Et voyez de plus quelle inconséquence; après un témoignage aussi authentique, avec des renseignemens aussi positifs, vous doutez encore de la vérité. Mais encore où allez-vous la chercher? Vous venez me demander si je ne suis pas un imposteur; ne pouviez-vous pas épargner les frais du voyage,  dans la persuasion que j'aurais sans doute assez d'audace pour soutenir de vive voix ce que j'ai eu l'impudence d'imprimer et que je répondrais comme je vous réponds en ce moment: nos élèves sont reçus, oui, Monsieur, oui et mille fois oui.


- Permettez, Monsieur Jacotot, n'éludez-vous pas en partie ma question?

- Oui, Monsieur le Docteur et c'est par politesse: j'ai bien entendu que vous avez prononcé le mot pur. Un élève pur a-t-il été reçu? Et je n'ai point insisté par égard pour votre doctorat.

- Cependant, Monsieur, si votre élève a déjà étudié deux ans dans un collège?

- Hé bien, il lui resterait à baîller encore cinq ans. Il vient chez nous et après un an il est reçu.

- Enfin on peut attribuer ce résultat aux deux années de bonnes études qu'il a faites au vieux collège.

- Et s'il n'a étudié qu'un an avant d'entrer à l'Enseignement universel?

- Mais une bonne année passée toute entière dans les principes a beaucoup d'influence sur le reste de la vie savante.

- Mais s'il ne connaissait que rosa la rose!

- Hé bien c'est toujours cela, il connait le nominatif singulier de la première déclinaison. Il sait qu'il y a des cas, des nombres, des déclinaisons, des noms. Il aura peut-être entendu dire que rosa la rose est du féminin; le voilà au courant des genres; cet enfant est préparé et ce n'est plus un pur élève de l'enseignement universel. En avez-vous un qui n'ait rien su, qui n'ait jamais fréquenté nos écoles? Cette atmosphère scientifique suffit pour ouvrir son esprit et le rendre apte à digérer votre nourriture universelle, indigeste de sa nature. En avez-vous un?


- Oui, Monsieur.


- Combien de tems a-t-il étudié?


- Six mois.


- Comment dites -vous? Six mois? A quelle université est-il?


- L'université de Gand.


- Sur quels auteurs l'a-t-on examiné?


- Phèdre, Cicéron et Virgile.


- Qu'avait-il lu?


- L'Epitome, Cornelius Nepos et Horace, mais l'Epitome suffirait.


- Cela est incroyable, M. Jacotot.


- Pour les docteurs oui, mais pour nos enfans c'est tout simple. Nous fesons des choses qui vous paraîtraient bien plus incroyables si j'osais vous les dire.


- Quoi donc?


- Voyons si j'oserai: vous êtes français, et qui plus est parisien. Enfin par dessus-tout cela vous êtes docteur ès lettres. Hé bien ( e ne sais comment m'y prendre pour vous dorer cette pilule) hé bien nos enfans de douze ans écrivent peut-être mieux en français que vous et moi. Je dis moi pour vous montrer que je n'ai pas l'intention de vous insulter, et j'ajoute peut-être parce que tout est possible et que cette restriction est toujours plus honnête.


- Je ne suis pas un grand écrivain. Mais oseriez vous tenter l'expérience avec tel avocat que je pourrais nommer, sans courir à Paris chercher des émules à vos bambins?

- Il y a longtemps que j'ai appelé ces messieurs en combat singulier avec nos marmots. Ils restent chez eux et je suis forcé d'admirer leur prudence.

- Adieu!

- J'ai l'honneur de vous saluer.

Le voilà parti, je suis à vous mes chers élèves. Vous voulez donc que je vous raconte ce que je fais pour enseigner la musique que j'ignore ?




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