EXEMPLES DE MAUVAIS RAISONNEMENS (VI)

Publié le par Joseph Jacotot

On me dit que (huit ans déjà passés) une régence à dit, en écrivant au fondateur : L’enseignement que vous titrez d’universel. On me dit qu’une université a dit que la régence avait raison ; qu’ainsi la question est jugée depuis huit ans, et que le droit de se moquer de monsieur le soi-disant fondateur est acquis par la prescription. Je répondrai 1° qu’il faut voir si la régence, l’université et consorts écrivent aussi bien que le petit ; c’est du petit et non d’une régence ni d’une université, ni des consorts, que le philosophe étranger demandera des nouvelles. 2° Je répondrai, pour finir, que je suis las d’entendre citer.
On me dit, qu’à m’entendre, tout le monde raisonne mal ; que monsieur le philosophe émancipateur seul a le sens commun. Je réponds que le fondateur, tout comme un autre, déraisonne quand il ne fait pas attention à ce qu’il dit ; et qu’un autre ne dit pas plus de bêtises que le fondateur quand il n’écoute que sa raison. Enfin je dirai à mon interlocuteur qu’il a le sens commun tout comme moi, et qu’il ne tient à lui d’en faire usage sans citer personne.
On me dit que pour établir l’enseignement universel, il faudrait être convaincu, et que toutes les incertitudes fussent levées. Je réponds qu’il ne faut point y songer à de pareilles conditions ; qu’en partant de ce principe, l’excellence de la vieille méthode est démontrée puisqu’elle est établie : qu’il ne faut rien échanger à ce qui est, puisque ce qui est ne serait pas si l’excellence n’eut été démontrée. D’un autre côté, il est prouvé, par mille exemples, que ce qui est ne vaut rien, puisqu’il a remplacé ce qui était. Tout ce que je pourrais dire là-dessus serait superbe, mais j’oublierais que le petit écrirait cela encore mieux que moi. Pensons au petit, et ne citons ni le passé ni le présent.
Quant au présent, c’est pour rire qu’on le cite. On sait bien qu’il fera défaut ; il n’y a point de présent ; il ne peut pas dire : Me voici. Dès qu’on le nomme, il est passé. Nous ne pouvons citer que le passé, nous ne pouvons réfléchir qu’au passé. C’est la seule base de nos raisonnemens, l’unique source de nos conjectures, le précieux dépôt des expériences qui ont été faites. Mais ces expériences ne parlent pas, c’est à moi seul à dire ce que j’en pense. Le passé se montre à ma mémoire, mais il ne décide rien, il n’explique rien ; c’est moi qui décide ; c’est moi qui explique mes sensations passées en les rendant présentes. Le présent n’existe que dans mon âme ; il n’est que le souvenir du passé. L’homme n’aurait pas le temps de savoir qu’il vit s’il ne se souvenait pas qu’il a vécu ; il naîtrait perpétuellement, pour mourir une fois, sans être jamais sûr qu’il est au monde. Il n’y a point de raisonnement sans l’idée du passé. C’est toujours le passé qui s’offre à nos pensées ; le présent, jamais.
Ne pouvant donc, sur cette terre, saisir le présent, ni le contempler à notre aise, ne pouvant y trouver que l’apparence d’un appui qui manque en effet, notre imagination rétrograde, effrayée de ce vide ; elle transporte le passé dans l’avenir qu’elle suppose, qu’elle crée, pour clamer notre effroi. Elle invente une postérité qu’elle ne verra point, à l’aide d’un passé qu’elle ne voit plus. Chacun de nous forme cette postérité comme il lui convient ; il habille cette poupée à sa mode. L’un dit : Ce sera l’équitable avenir, car il sera de mon avis ; ce jour-là les explicateurs n’expliqueront plus ; dans ce temps-là on admettra le principe de l’égalité des intelligences, qui toutes pensent au passé et inventent un avenir. L’autre dit : Ce sera l’équitable avenir ; on me saura gré de mes efforts contre les émancipateurs, dans la guerre que les explicateurs ont eue à soutenir. On chantera mes louanges, dit l’un. On admirera ma vertu, dit l’autre. Pauvre citateurs de postérité, vous êtes aussi sots l’un que l’autre ! vos châteaux en Espagne, que vous appelez postérités, tiennent à si peu de chose ! Un petit grain de sable (que le passé appelle, je crois, comète, ou aërolithes) n’a qu’à passer un peu trop près de nous, et voilà tous les châteaux de terre, c’est à dire toutes les postérités de la terre, en déroute. C’est un tout autre avenir auquel nous n’avions pas pensé ; celui-là ne retentira peut-être pas des louanges des explicateurs, ni des émancipateurs ; mais ils l’auront cru ; cela fait toujours plaisir. Ils auront cité un avenir, il en viendra un autre. La raison l’avait prédit, mais la mode est de citer et non pas de raisonner.
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