Joseph jacotot E. U. Langue Maternelle Dixième Leçon Ex. 7-2

Publié le par Joseph Jacotot



Pages 71 à 75

Septième Exercice - 2.



La plus exacte des réflexions doit être rejetée, non pas comme mauvaise, mais comme hors de la question proposée, si l’élève ne peut pas en montrer la source dans le cercle où il a été renfermé à dessein.
Le but de cet exercice n’a pas été saisi facilement par quelques-uns de ceux qui m’ont honoré de leurs visites; et c’est pour cela que j’insiste : je vais m’expliquer par un exemple. L’élève dit, dans la leçon qu’on vient de lire : L’homme courageux ne se trouble point à la vue du péril, quelque grand qu’il soit.

Il faut exiger qu’il montre le fait qui lui a fait dire ne se trouble point, et vue du péril, et encore quelque grand qu’il soit. C’est ainsi qu’il deviendra le maître de diriger son attention où il lui plait.


Je me suis aperçu plus d’une fois, que les personnes étrangères à l’Enseignement universel ne me comprenaient pas toujours. On me fait plusieurs fois les mêmes questions, parce qu’on écoute avec distraction, surtout quand on a quelque petit intérêt à la chose. Puis, on m’accuse de charlatanisme : cela n’est pas bien.
Qu’on dise que je suis si obscur qu’il est impossible de me comprendre, on n’accusera que mon talent, et non mes intentions. Je les crois tout aussi pures que celles des personnes qui viennent les vérifier avec de petites précautions oratoires dont je ne suis pas dupe. Je crois avoir deviné tout ceux qui ont pris la peine de venir de loin pour causer avec moi. J’ai vu, tour à tour, la loyauté, l’artifice, la science et l’ignorance, et je n’ai aucun  mérite à m’en apercevoir. Outre notre langue maternelle, nous parlons tous, malgré nous, une langue universelle qui montre les sentimens que nous voulons cacher comme ceux que nous voulons exprimer.

Je saisis cette occasion pour remercier ceux que l’amour des sciences m’a amenés, et pour dire à ceux qui sont venus dans une autre intention, que je ne leur en veux pas, mais que leur rôle ne m’en a point imposé. J’ai beaucoup ri de la croyance où je les voyais, que, sous le voile transparent dont ils étaient couverts, leur dessein était impénétrable : comme on rit d’un homme masqué qui se croit inconnu, quand on lit son nom sur son masque.

Comme cette leçon est importante, continuons notre charlatanisme. Faites voir à votre élève que Fénelon compose précisément comme vous demandez qu’il compose lui-même ; que, par conséquent, le livre que vous lui faites apprendre est tout à la fois un recueil de faits instructifs et de modèles à imiter.

Quand Fénelon, dans le troisième livre, a composé les adieux de Narbal à Télémaque, il a écrit :
Les dieux se déclarent, s’écria Narbal ; ils veulent, mon cher Télémaque, vous mettre en sûreté. Fuyez cette terre cruelle et maudite ! Heureux qui pourrait vous suivre jusque dans les rivages les plus inconnus ! H( h)eureux qui pourrait vivre et mourir avec vous ! Mais un destin sévère m’attache à cette malheureuse patrie ; il faut souffrir avec elle ; peut-être faudra-t-il être enseveli dans ses ruines ! N’importe, pourvu que je dise toujours la vérité, et que mon cœur n’aime que la justice. Pour vous, ô mon cher Télémaque, je prie les dieux qui vous conduisent comme par la main, de vous accorder le plus précieux de tous les dons, qui est la vertu pure et sans tache, jusqu’à la mort. Vivez, retournez à Ithaque, consolez Pénélope, délivrez-là de ses téméraires amans. Que vos yeux puissent voir, que vos mains puissent embrasser le sage Ulysse, et qu’il trouve en vous un fils qui égale sa sagesse ! Mais, dans votre bonheur, souvenez-vous du malheureux Narbal, et ne cessez jamais de m’aimer.

Faites voir, en expliquant un passage quelconque de Fénelon, que cet orateur suit la marche que vous tracez à vos élèves ; qu’ils remarquent avec vous que cette marche est dans la nature de notre intelligence. Donnez à qui vous voudrez à faire les adieux de Narbal à Télémaque ; tout le monde dira : Retournez en Ithaque, etc. jusqu’à la fin. Expliquez à l’enfant qu’il n’y aurait pourtant dans ces phrases qu’une composition imparfaite et tronquée, qu’une solution incomplète de la question proposée.

Si l’on demandait, en effet, les adieux de Narbal à Télémaque, le discours m’apprendrait, il est vrai, que quelqu’un lui adresse la parole ; mais il serait impossible que je devinasse qui, même quand je saurais le livre par cœur. Mais effacez le nom de Narbal, si vous voulez, et lisez :

Les dieux se déclarent, s’écria…. ; ils veulent, mon cher Télémaque, vous mettre en sûreté !
Voilà, me dis-je, un homme animé par quelque événement  qui l’agite et le tourmente.
Fuyez cette terre cruelle et maudite ! Heureux qui pourrait vous suivre !  Je songe aussitôt à un péril qu’il s’agit d’éviter.
Mais un destin sévère m’attache à cette malheureuse patrie ; il faut souffrir avec elle, peut-être faudra-t-il être enseveli dans ses ruines ! Si Télémaque avait eu besoin de fuir Salente, cela pourrait s’appliquer au nouveau royaume d’Idoménée trompé par Protésilas. C’est là le langage que tiendrait Philoclès ; mais les faits répugnent à cette supposition. Si on ajoute : Les dieux vous conduisent comme par la main, il faut qu’il y ait quelque aventure merveilleuse à laquelle il était difficile de s’attendre dans les faits que l’orateur a en vue.

La vertu pure et sans tache ne serait qu’une amplification de rhétorique, qu’un bavardage sans raison, si ce n’est point Narbal qui parle ; car il est le seul témoin d’un beau dévoûment de Télémaque qui ne veut point sauver sa vie par un mensonge qui semblait innocent à Narbal lui-même.
Enfin, Pourvu que je dise toujours la vérité  serait inintelligible pour Télémaque s’il n’est pas question de circonstances ( connues de lui et de l’interlocuteur) où il fallait dire la vérité.

Voilà donc une bonne composition ; voilà ce qu’il faut imiter : c’est ainsi qu’il faut s’exercer à se renfermer dans les faites, sans divagation autant que possible. La difficulté de la langue, le manque d’expressions, les souvenirs trompeurs de la mémoire : voilà les obstacles qu’il faut vaincre. Voilà ce qui fait dire, même à Fénelon :  Jusque dans les rivages les plus inconnus ; vivre et mourir ; et mon cœur n’aime que la justice.  En effet, ces réflexions ne sont pas aussi spécialement applicables au sujet.


Je ne prétends pas qu’il faille dire ce que je dis ; on peut soutenir que je loue et blâme Fénelon sans raison. On peut se moquer de ces analyses, de ces dissections froides d’un critique subalterne qui ose " couper les ailes du génie avec les ciseaux de la médiocrité " ( comme disait je crois Baculard).

Tachez de persuader vos élèves qu’on les critiquera précisément comme je viens de critiquer Fénelon, et qu’on ne les louera jamais, parce qu’on est convenu de ne louer que les morts.







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