Joseph Jacotot - E. U. Langue Maternelle : DIFFÉRENCE DES TROIS GENRES - 3

Publié le par Joseph Jacotot






Pages 307 à 311



DIFFÉRENCE DES TROIS GENRES
Troisième partie




    Blâmer est trop aisé : il ne faut point ici de règles particulières. Qui sait louer d’ailleurs sait tout dans le genre démonstratif ; car Bossuet n’a pas manqué de blâmer Henri VIII et toutes les sectes d’Angleterre. Vous n’oublierez point d’avoir toujours une satire prête : cela donne au discours de la variété, sans nuire à l’unité, quand le sujet du blâme est choisi dans les faits.

    La variété vient des sentimens divers qui naissent de la contemplation du même objet. Bossuet, sans sortir de son sujet, excite mon admiration par le spectacle imposant de la toute puissance de Dieu, et mon effroi par le portrait de Cromwell. Il change sans cesse de sentimens, et parle toujours de la même chose qu’il me présente toujours sous un aspect nouveau ; et cependant il ne peut rien dire de nouveau. Voilà un singulier problème dont la solution est  bien facile ; l’orateur doit dire du neuf et il n’y a rien de neuf.

    Voici l’explication de cette contradiction apparente : ce que Bossuet dit n’est pas neuf, l’histoire était connue de tous ses auditeurs ; ses réflexions n’étaient pas neuves, tout le monde les avait faites ; mais elles étaient inattendues. Ce n’est pas un  orateur celui que l’on devine avant qu’il n’ait parlé ; ce n’est pas un  musicien, celui dont on achève mentalement toutes les phrases à mesure qu’il les commence. Celui-là est orateur, qui, plein de son sujet, choisit dans l’infinie  variété de ses pensées, celle qu’il doit présenter, celles qu’il faut mettre dans un autre ordre, et réserver pour le moment où l’auditeur, distrait par ce qu’il entend, ne songe plus à un rapprochement qu’il aurait fait dans toute autre circonstance.

    Exercez-vous à ne pas vous contenter de ces rapports qui sautent aux yeux ; creusez dans votre sujet ; vos auditeurs pensent comme vous ; ce qui vous frappe d’abord les a saisis comme vous : ils ne vous sauront aucun gré de ce qu’ils disent, de ce qui se présente tout de suite sans qu’on l’attende. Variez vos combinaisons, choisissez celles qui vous ont le plus coûté : l’auditeur sera étonné sans rien apprendre. Il pouvait le dire comme vous ; mais il n’y pensait pas au moment même où vous l’avez dit, et cette apparence de nouveauté lui plait.

    Voilà ce que j’appelle dire du neuf, quoiqu’il n’y ait rien de neuf. Joas était  comme une tendre fleur : qui ne le disait point dans le temple ? Dites-le dans une circonstance où tout le monde y pense, cela s’appelle plat ; exprimez cette idée connue d’avance au moment où personne n’y songe, cela paraîtra neuf. Il ne peut pas y avoir de faculté particulière pour parler à propos, et mettre en place ce qu’il faut dire. La faculté commune à tous les hommes consiste à apercevoir des rapports : ce talent se trouve dans toutes les têtes d’hommes.


    La faculté d’apprendre à communiquer par des signes ces combinaisons de l’intelligence, a été donnée à tout le mode. Juger de l’effet que produira ce  développement successif, selon la place assignée à chaque pensée, à chaque sentiment, est encore la même faculté. On peut tout cela, mais il faut vouloir, il faut attendre, changer, revenir souvent à ce que l’on  a d’abord mis à l’écart.


    Dans toutes ces opérations, dans toutes ces manœuvres de la mémoire, le génie n’est que spectateur ; il juge des figures variées que donne un  kaléidoscope agité par une main étrangère ; mais il n’apprend rien, pas plus que le lecteur de Massillon. Mon esprit n’apprend rien en voyant une combinaison nouvelle qui résulte de mes souvenirs ou de  circonstances indépendantes de ma volonté.  Je me rends compte que je savais ce que je viens décrire, comme je savais ce que je viens de lire dans Bossuet.

    C’est de là que naît, selon moi, la cause du dégoût que nous éprouvons dans l’étude où la volonté tient notre esprit à la chaîne : il est sans cesse disposé à rompre ses liens.

    Forcez-le donc à la patience, exercez votre mémoire par des répétitions continuelles : vous ne gagnerez point d’esprit mais votre esprit choisira sans aucune peine parmi tous les objets qui se présenteront comme naturellement et par habitude. L’aptitude à la patience, dont parle Buffon, se conçoit très bien dans ce sens. Si vous avez le goût, la disposition, l’inclination ou le désir, vous réussirez par la volonté que vous avez ; vous ferez tout ce que je viens de dire sans qu’on vous le commande. Si vous avez plusieurs goûts, plusieurs dispositions à la fois, le succès devient plus incertain.
Il faut vaincre tantôt une inclination, tantôt une autre ; ce combat vous distrait, vous ne réussirez rien, et l’on vous déclare incapable par l’intelligence.

    Je dis, moi, que vous ne péchez point par sottise, mais par lâcheté ; que vous pouvez vaincre  vos mauvaises dispositions ; que la raison vous a été donnée pour cela, à vous comme à tout autre. Essayez, et vous verrez. Ne pouvez-vous pas vous décider à louer ? Eh bien ! jetez-vous dans la satire.



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